
A une soixantaine de kilomètres au nord de Tunis, sur l'étroite bande de terre qui relie le lac de Bizerte à la méditerranée, se trouve l’ancien arsenal militaire dit de Sidi Abdallah, symbole historique de l’actuelle municipalité de Menzel Bourguiba (منزل بورڨيبة ) appelée Ferryville sous le protectorat français.








En 1896, la région de Bizerte au nord-est de la Tunisie revêt une importance capitale pour la France. Les principales puissances économiques et militaires d'Europe implantent à travers le monde leurs bases navales pour contrôler le trafic maritime en cas de conflit. La France construit simultanément d’importantes bases stratégiques en Indochine (Saigon), à Madagascar (Diégo Suarez), au Sénégal (Dakar), en Algérie (Mers el Kébir) et en Tunisie à Bizerte dont la position géographique permet le contrôle maritime entre la Méditerranée occidentale et la Méditerranée orientale.


1897 : alors qu'il réside à Tunis pour y administrer ses affaires, Joseph Décoret – un entrepreneur français originaire de l’Allier - a vent d'un projet de construction d'arsenal par la Marine française entre les lacs d'Ichkeul et de Bizerte. Il se rend à cheval sur le site du projet où reposent alors d’antiques ruines espagnoles et achète 600 hectares de terre entre la petite ville de Tinja et le marabout de Sidi Abdallah, juste avant que l'État français ne s'en porte acquéreur. Décoret, homme d’affaires avisé, a pour projet d’y créer une ville nouvelle avec le concours d’une Société Immobilière dont il est actionnaire.


Ayant cédé à la Marine de quoi construire l'Arsenal (200 hectares), il entreprend de tracer le plan de la cité, de lotir les terres et de les mettre en vente. Les travaux de la ville nouvelle et de l’arsenal sont engagés dès l’année 1897 pour accueillir les premiers émigrants européens incités à venir s’installer dans la région et y travailler. Joseph Décoret, père fondateur d’une ville qu’il avait décidé d’édifier à son nom, trace un plan urbain très moderne et préside aux premières constructions, avant de mourir prématurément à 36 ans, emporté par une fièvre au mois d’août 1899.
A l’orée du 20ème siècle, la création de cette base française en Tunisie joue un rôle déterminant dans la naissance d’une ville purement coloniale : Ferryville, finalement baptisée en hommage à Jules Ferry (1832-1893), inspirateur de l’identité républicaine, du protectorat français en Tunisie, et de l’expansion coloniale française en général.










En deux ans, de 1900 à 1901, Ferryville voit sa population passer de 1 000 à 7 000 habitants, dont 1500 tunisiens, 1000 français (issus de Corse, Toulon, Brest…) et plus de 4500 étrangers dont maltais, espagnols et surtout italiens majoritairement venus de Sicile. Ferryville grandit à mesure de ce flux migratoire, de la sédentarisation de ses migrants et de l’importance croissante de son arsenal – le plus grand d'Afrique - avec ses 5 bassins de radoub (cale sèche pour l’entretien des navires).

Parallèlement à la construction de l'Arsenal de la marine de guerre française, tout un centre urbain prend naissance, et Ferryville prend à mesure de ce développement des allures de charmante ville provinciale de la côte méditerranéenne française, avec ses villas aux tuiles rouges, ses rues commerçantes et son artère centrale - l’Avenue de France - offrant sous le soleil de tunisie un mode de vie à la française : terrasses de cafés, kiosque à musique, hôtels, église, 4 salles de cinéma (l’Olympia, le Métropole, le Rex, et le Ferryciné…), et tous équipements publics nécessaires : stade, écoles laïques, hôpital maritime, station balnéaire, tramway, établissements administratifs et commerciaux…

Son urbanisme moderne et sa vie sociale valent à Ferryville le surnom de Petit Paris par ses habitants d’origine française. En une vingtaine d'années la ville nouvelle est devenue l’archétype d’une région rattachée à la France malgré son éloignement de la Métropole, réunissant tous les éléments de la colonisation dans ses dimensions humaines, économiques et militaires : encouragement à l’immigration pour peupler la région, implantation d’entreprises étrangères, exploitation militaire par la construction de la base navale.

Au début des années 1950, l'arsenal emploie près de 4 000 personnes et Ferryville recense 30 000 habitants, dont 10 000 d’origine européenne.
Mais en 1952, la ville est le théâtre d'affrontements qui marquent le soulèvement de la Tunisie pour son accession à l'indépendance. En 1956 Ferryville est rebaptisée Menzel Bourguiba (qui signifie « maison de Bourguiba » en arabe), par celui qui vient d'obtenir l'indépendance de la Tunisie et qui deviendra l'année suivante, le premier président de la République Tunisienne. En donnant son nom à l’ex-Ferryville, Habib Bourguiba souligne le retour à la souveraineté du pays.


L'arsenal est finalement remis aux autorités tunisiennes en 1962 après le grave conflit diplomatique opposant Bourguiba à De Gaulle pour l’évacuation de la base navale militaire française.


Dans ce contexte politique, et en raison du processus de décolonisation et d’indépendance du pays, s’engage un premier mouvement d’émigration des populations européennes vers la France notamment. Des dizaines de milliers de familles Ferryvilloises quittent leur ville d’adoption pour être rapatriées dans différentes régions de France. Un phénomène migratoire qui touchera également juifs tunisiens et musulmans fuyant le chômage, et se prolongera jusque dans les années 1970.


Aujourd’hui, l'arsenal a perdu sa vocation militaire. Son enceinte demeure un important chantier naval doublé d’une vaste zone franche civile, où de nombreuses petites entreprises industrielles et manufacturières se sont installées. Les bassins ont repris du service pour de grands et petits carénages sous la direction d'une société marseillaise, qui emploie jusqu’à 700 personnes.








Avec sa position maritime toujours stratégique, son port et son arrière pays requalifiés en parc d’activité économique – la région de Bizerte souhaite offrir aux investisseurs un outil commercial indispensable à la conquête de l’Europe et du marché méditerranéen.







De Ferryville ne subsiste désormais que des cartes postales, collectionnées par ceux qui ont quitté la tunisie à un tournant de son histoire.





















